Les arbres ne montent pas jus- qu’au ciel », selon le vieil adage boursier qui dissuade les investisseurs naïfs de penser que les actions peuvent battre record sur record. Pourtant, la vague de résultats financiers que viennent de publier Apple, Microsoft, Facebook, Amazon et Alphabet, la maison mère de Google, laisse songeur.
Source: Le Soir – Le Figaro
Les cinq géants technologiques américains ont tous affiché des taux de croissance de leurs revenus compris entre 14 et 27 % en 2019 et de confortables profits. Le chiffre d’affaires annuel de Google a dépassé les 161 mil- liards de dollars, celui de Microsoft 125milliards et celui d’Amazon 280,5milliards. Ces performances ont propulsé les capitalisations boursières d’Apple, Amazon et Microsoft à leur plus haut historique. À l’exception de Facebook, tous sont entrés dans le club fermé des 1.000 milliards de dollars de valeur en Bourse.

Si chacun de ces groupes a ses particularités, son domaine d’activité dominant (publicité, e-commerce, smart- phones, etc.), ces résultats valident la puissance de leur modèle économique et de leurs écosystèmes respectifs, qui s’enrichissent et s’étendent avec l’exploitation de la matière brute et précieuse que sont les données. Leur capacité à innover sur un marché, avec des effets de réseaux très importants, et à dégager des marges importantes leur a permis d’investir massivement dans d’autres technologies et de pénétrer de nouveaux domaines.

Un cercle vertueux
Apple a ainsi construit un système d’abonnements à des services de contenus vidéos, de jeux et d’applications aux détenteurs de produits Apple. Google, Amazon et Microsoft multiplient les services aux entreprises basés sur leurs capacités de stockage informatique de leurs données. « Nos investissements dans l’informatique profonde, y compris l’intelligence artificielle, l’informatique ambiante et le cloud computing, fournissent une base solide pour une croissance continue et de nouvelles opportunités à travers Alphabet», a ainsi expliqué le PDG de Google, Sundar Pichai, aux analystes financiers, évoquant ainsi les perspectives futures du groupe. Pour les géants de la tech, un cercle vertueux s’enclenche, que rien jusqu’ici ne semble pouvoir freiner.
Cette puissance financière et commerciale leur donne une certaine maîtrise de la concurrence sur leurs marchés, au travers de rachat de sociétés prometteuses ou de pratiques parfois dénoncées. En début d’année, le fabricant d’enceintes Sonos, qui a attaqué Google pour avoir violé des brevets, ra- contait, exemples à l’appui, comment certains géants utilisaient leur pouvoir de marché pour imposer leurs conditions ou tordre le bras de plus petits compétiteurs. «Aujourd’hui, les groupes dominants ont tellement de pouvoir sur un éventail si large de marchés et profitent tellement de ce pouvoir pour se développer sur de nouveaux marchés que nous avons be- soin de repenser les lois et réglementa- tions existantes», a témoigné Patrick Spence, le PDG de Sonos, lors d’une audition au Congrès américain le 17 janvier.
Fin des tabous
Car l’appétit des Gafam est loin d’être rassasié. Leur hyperpuissance leur per- met aussi de s’attaquer une à une à de nouvelles frontières. Champions dans leur domaine respectif, concurrents sur certaines plates-bandes, alliés
quand leur intérêt l’exige – ils travaillent ensemble à définir un standard de communication commun pour la maison connectée –, tous sont d’ores et déjà concentrés sur des gâteaux en- core plus grands : l’argent, la santé et la sécurité. La réaction vive et mondiale au projet de monnaie numérique Libra annoncé par Facebook en juin dernier a démontré la sensibilité du sujet pour les États, mais aussi qu’aucune frontière n’était plus taboue.
Jusqu’ici, les géants américains de la tech ont rencontré peu d’obstacles à leur expansion. Très présent dans les débats, l’appel à de nouvelles régulations tarde à se traduire dans les faits, aussi bien sur les questions de concurrence que d’éthique. Ces sujets n’ont pas été des thèmes forts de la cam- pagne américaine. Les différents manquements en matière de protection des données n’ont pas détourné les utilisateurs. Les plus importantes sanctions financières prononcées ont été rapide- ment absorbées. Et les multiples en- quêtes en cours peuvent encore prendre des années.
Aucune concurrence n’est aujourd’hui en capacité de les défier, si ce n’est celle d’autres géants technologiques en pleine expansion en Chine. Un chiffon rouge d’ailleurs régulièrement agité par les dirigeants des Gafam à quiconque souhaite les entraver.
FOCUS 1: RETAIL
De son nouvel entrepôt de Brétigny- sur-Orge, Amazon livre ses clients plus rapidement encore. En 24 heures, voire en 12 heures, ils peuvent réceptionner chez eux leurs commandes. Et pour livrer un nombre croissant de consommateurs dans les temps, Amazon ouvrira en mai un nouveau centre de distribution à Senlis, le 23e dans l’Hexagone.
En France comme ailleurs dans le monde, Amazon investit continuelle- ment pour améliorer l’expérience d’achat de ses clients… et conserver une longueur d’avance sur ses concurrents. Cette stratégie porte ses fruits : grâce à la multiplication des centres de stockage autour des métropoles, Amazon a multiplié par quatre, au dernier trimestre 2019, le nombre de ses livraisons en moins de 24 heures et conquis à ce jour
150 millions d’abonnés.
En habituant les consommateurs à être livrés dans ces délais, Amazon crée de nouveaux standards. Il contraint ses concurrents à lui emboîter le pas et à se lancer dans de lourds investissements, sans rentabilité immédiate. L’activité commerce d’Amazon n’est pour l’instant pas rentable en Europe, contrairement aux États-Unis. Lorsque ses clients européens se seront habitués à la livraison rapide, le géant américain relèvera probablement ses prix et parviendra à y gagner de l’argent. Le coût de l’abonnement prime a été relevé de 20 dollars en 2018 aux États-Unis, sans qu’Amazon ne constate d’hémorragie chez ses abonnés.
Un Golden Globe, davantage de chaussures
Mais « Amazon peut se permettre de perdre de l’argent à court terme, sur trois, quatre ou cinq ans, pour en gagner à long terme », explique Julien Dutreuil, associé chez Bartle. Ce luxe n’est pas à la portée de tous les distributeurs physiques, encombrés par de coûteux magasins en durs, et par ailleurs contraints de tenir leurs prix.
Amazon dame aussi le pion à la concurrence en incitant les clients à s’abonner à son offre prime. Lorsque celle-ci a été créée en 2005, le montant de l’abonnement a été fixé pour qu’il soit « engageant » : puisqu’ils paient une somme conséquente, les utilisateurs de prime ont intérêt à recourir largement à Amazon. Et de fait, ils dépensent 130 % de plus que les non-abonnés. Amazon offre désormais à ces clients privilégiés un accès à son catalogue de livres et de films en streaming. « Lorsque nous gagnons un Golden Globe, cela nous aide à vendre plus de chaussures », considère Jeff Bezos. Tout est fait pour que le consommateur vive dans l’écosystème Amazon, sans aller voir ailleurs.
Le livre a été le premier secteur secoué par le géant américain. « Les loisirs, les jouets et l’électronique restent les secteurs les plus touchés », relève la fédération du commerce spécialisé. Les distributeurs traditionnels ont d’abord été pris de court. Ils ont voulu croire que l’essor de l’e-commerce ne représentait pas un danger pour leur activité, avant de se rendre à l’évidence. Aujourd’hui, «ils peuvent tirer parti de leur spécificité, de leur connaissance produits pour conserver leur clientèle », estime Grégoire Beaudry, associé chez Bain.
La partie n’est pas perdue. Malgré l’excellence de l’expérience client d’Amazon, les enseignes physiques restent appréciées des clients. Amazon a été l’enseigne préférée des Français presque sans interruption de 2012 à 2016. L’entreprise est désormais reléguée à la 9e place du classement d’OC&C, tandis que Décathlon, Picard et Grand Frais sont en tête. Amazon lui-même, qui a racheté la chaîne Whole Food Market aux États-Unis et a ouvert des supérettes automatisées Amazon go, croit à l’avenir du magasin…
FOCUS 2: Les Banques
Longtemps redoutée, l’irruption des Gafam dans la banque est en train de devenir une réalité. Amazon serait ainsi sur le point de s’associer à Gold- man Sachs pour proposer aux États- Unis, sur sa plateforme, des prêts aux petites entreprises, selon le Financial Times. Seules les sociétés vendant leurs produits via son site d’e-commerce
pourraient en bénéficier.
Un moyen efficace pour trouver des
clients et limiter les risques, puisque Amazon dispose de beaucoup d’informations financières sur ses fournisseurs. Goldman Sachs, qui veut se dé- ployer dans la banque de détail, a déjà noué un partenariat avec Apple et lancé outre-Atlantique, l’été dernier, l’Apple Card. À l’automne, c’était au tour de Google de dévoiler un projet de compte courant pour les particuliers en 2020, en partenariat avec la banque Citigroup.
Jusqu’à présent, les Gafam ont poussé leurs pions dans le paiement avec des technologies embarquées dans les smartphones de leurs clients. À l’image d’Apple Pay ou de Google Pay, qui permettent de payer dans les commerces avec son téléphone portable. Cette offensive pourrait leur rapporter (ainsi qu’aux start-up de la finance) 280 mil- liards de dollars en 2025, selon une étude d’Accenture.
Nouveau canal de propagation d’une crise financière ?
« Il est logique qu’après le paiement, les géants de la tech se développent dans les services financiers », explique Thierry Mennesson, « partner » chez Oliver Wyman. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les géants chinois de la tech comme Tencent (avec WeChat Pay) ou Alibaba (Alipay), qui proposent désormais, en plus du paiement, de l’épargne ou du crédit à la consommation. «Ces groupes cherchent à entretenir une relation de plus en plus profonde avec leurs clients. Leur objectif est de récupérer leurs données sur les revenus, les dépenses ou les enseignes préférées, et de les monétiser », ajoute Thierry Mennesson.
Parce que s’attaquer au marché bancaire très réglementé est lourd aux États-Unis ou en Europe, les Gafam contournent – pour l’heure – l’obstacle en nouant de nouveaux types de partenariats avec des banques. Certains de ces établissements financiers sont peu présents dans la banque de détail, à l’image de Goldman Sachs. D’autres au contraire seraient prêts à se positionner comme fournisseurs de produits financiers à grande échelle. En prenant le risque de voir leurs offres cannibalisées par celle des géants de la tech.
« Les Gafam sont une menace très si- gnificative pour les banques aujour- d’hui », estime Bruno de Saint-Florent, associé chez Oliver Wyman. Une me- nace prise très au sérieux par les pou- voirs publics. En décembre, un rapport du Conseil de stabilité financière (FSB), émanant du G20, estimait que l’arrivée de ces nouveaux acteurs faisait peser un risque sur la stabilité du système financier. Le G20 s’inquiétait surtout du nouveau canal de propagation d’une crise financière.
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